Le Deven : vie et fin d’une maison de famille

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Vie et fin d’une maison de famille (genèse)

Lorsqu’une maison de famille s’en va, c’est un pan de la vie qui tressaille. Ça chauffe les esprits, ça cogne les cœurs. Ça complique tout et ça libère aussi.

Le Deven est une maison de famille construite en 1965 par mes grands-parents maternels. Ils ont eu 6 enfants, 25 petits-enfants et beaucoup beaucoup d’arrières petits-enfants. Après ma grand-mère en 1985, mon grand-père décède en décembre 1992. Commence alors une indivision entre les frères et sœurs de ma mère. Le notaire leur dit alors que s’ils arrivent à garder la maison 5 ans en indivision, ils pourront s’estimer heureux. L’indivision durera au moins 23 ans. 23 années de vie dans cette maison de grands-parents, sans grands-parents. Avec leurs crucifix, leurs meubles, leurs souvenirs du Maroc mais sans eux. Une certaine rigidité liée aux meubles demeure. On ne touche à rien ou presque et on cache l’argenterie dans la cheminée (ai-je entendu mais on entend toutes sortes de choses dans la famille sans toujours être sûr que ce soit vrai). 23 années sans feux de cheminée mais avec plus de festivités. On continue nos biennales de Pentecôte faites d’immenses tablées et de grands jeux dans les bois. Mon père s’y perd mais finit par se retrouver. On remplace les amandiers par des oliviers. Mon frère se marie là-bas. Mes cousines se marient là-bas. Je me marie là-bas. On y meurt moins, on s’y marie plus.  Les enfants naissent, grandissent. Pataugent dans la pataugeoire et construisent une cabane toujours au même endroit, génération après génération. Cachée dans les bois, cette cabane a l’air d’être en perpétuelle construction et chose unique : chaque enfant qui est passé par là se sent chez lui dans cette cabane, propriétaire unique d’un endroit possédé par tant d’autres.

Début septembre 2015, les tractations concernant ce lieu de vie vacillent. On est proche de la fin. Dans cette famille aux multiples branches, pleine de cousins, de cousines, germains, issus de germains, on parle de la vente, on presse le pas. « On veut en finir » entend-on partout.

Je viens alors de terminer ma série « monts et merveille », ma réponse au tumulte de l’année 2015 qui a heurté violemment la ville où je vis désormais. Je me mets en quête de peindre cette maison de famille une ou deux fois pour que ma mère l’héritière et mon père en aient un souvenir. Je peins ainsi une gentille toile, où l’on reconnaît bien cette maison construite dans les années 60, il y a déjà 50 ans. On la voit bordée d’arbres, comme blottie dans un écrin vert et protégée par une cinquantaine d’oliviers très productifs. Elle paraît un peu trop tranquille et figée. La maison n’a rien d’un mas provençal typique en vieilles pierres parfaitement rejointoyées. Non, elle est assez quelconque finalement quoique attachante avec son pigeonnier posé sur le toit, ses radiateurs encastrés dans les murs et les immenses fissures qui lézardent les murs (ce qui désole tant ma mère).

Je peins sa silhouette alors que ce qu’elle a de plus beau, c’est la vue que l’on a lorsque l’on se pose sur la terrasse. Mille plans se superposent alors, une perspective atmosphérique à faire pâlir les peintres et au loin la fameuse Roque d’Anthéron, petite ville en bord de Durance, dont l’illumination à la nuit tombée n’est jamais passée inaperçue dans ma famille. Chaque soir d’été, il y avait toujours un oncle ou une cousine pour annoncer solennellement que les lumières sur la ville étaient allumées sur la Roque d’Anthéron. C’était comme ça, ça marquait l’air du temps, c’était l’été et quand cette phrase était prononcée, on était sûr d’être en train de vivre un moment de sérénité absolue : la douce fraicheur du couchant sous les étoiles et les rires des enfants libres.

Je peins ainsi deux ou trois petits formats avant d’attaquer une nouvelle série. Et me voilà rattrapée par la réalité : la voisine du Deven est intéressée, on s’est même mis d’accord sur le prix m’informe ma sœur. On va donc SIGNER une promesse. Et là tout s’emballe. Je trouve au pied de chez moi, un immense rouleau composé de 14 grandes affiches imprimées d’un côté blanc et de l’autre  bleu de Prusse. Je ramène ce lourd fardeau à l’atelier et je commence à peindre.

Je vais ainsi peindre cette maison, posée sur son écrin de verdure et protégée par ses oliviers, pendant une année : Au final, je réalise 14 œuvres de 2m sur 1m50. Où l’on voit cette maison évoluer au gré des émotions. Une maison de famille, c’est d’abord une famille, 50 ans d’histoire familiales, de mariages, de peines, de joies, de jeux, d’enterrements, de récolte d’olive. Ce sont aussi des secrets, des non-dits, des disputes, des malentendus, des conflits larvés, des histoires de frères et de sœurs qui survivent toujours au temps qui passe.

La vente prendra plus de 3 mois. Le premier compromis est reporté. Un deuxième intervient le 1er avril, jour anniversaire de la mort de feu mon grand-père qui avait fait construire cette maison. Les cousins, dont je fais partie, se frottent les uns aux autres : discussions acérées, incompréhensions, une manière de rejouer les disputes de nos parents. Peut-être. Ma maison semble prendre feu sur le papier. Puis, paraît être pleine de charbon, enfin en malin fantôme réapparaître. Je peins toujours dans l’urgence, intimement persuadée qu’elle va finir par disparaître de mes affiches. Mais à la 13ème affiche peinte, elle est toujours là. Avec son petit pigeonnier posé sur le toit et ce grand pin devant qui a poussé tout seul. Et qui bouchait la vue de ma grand-mère me dit ma mère. Arrive le tant redouté 22 juillet 2016 : la vente est actée. La maison construite par mes grands-parents en septembre 1965 ne nous appartient plus. Mes enfants ne se marieront plus au milieu de ces lavandes. Leurs enfants ne joueront pas dans la cabane au fond du bois. Une certaine histoire de ma famille et de nos réunions mémorables s’arrête là, un jour de juillet 2016, où fait rare dans le Lubéron, il pleut sans discontinuer.

Je retourne à l’atelier après l’été, un an après avoir entamé cette série. Je dois la finir. Il me reste 2 affiches entamées. La maison réapparaît un peu. Je commence à peindre des éléments de nature stylisés, très chargés, avec beaucoup de couleurs. Mon affiche se déchire un peu. Je la recolle avec du papier blanc. Cela devient mon pont, peut-être ma porte de sortie. Je finis par tout recouvrir d’un jus qui laisse deviner les couches antérieures et qui préserve la maison, assez lumineuse mais aux contours flous et qui résiste à la nuit. Puis viennent deux dernières créations qui continuent le pont. Puis la maison, qui a jadis failli brûler, disparaît de l’écran. Écran noir à l’encre de chine.

Peut-être qu’ainsi, dans la nuit noire et paisible, on arrive à mieux voir les lumières du couchant sur la Roque d’Anthéron.

 

Delphine du Mérac

 

 

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